Extrait

« Toujours vêtue de noir, la mère va en journées l’été elle aussi, se cassant les reins avec ses petits autour d’elle tandis qu’elle travaille aux champs en plus d’assumer l’éducation des enfants et l’entretien de la maisonnée. Elle les nourrit à midi au bord du champ, se prive parfois de manger pour qu’ils n’aient pas faim. (…). Les enfants de moins de six ans, trop petits encore pour aller à l’école, donnent un coup de main aux champs quand c’est possible, pour ramasser les betteraves par exemple. (..). C’est une femme au bon cœur, gentille, douce mais très exigeante : il faut marcher à la lettre et ne pas déroger aux règles qu’elle fixe avec autorité. Elle ne tolère pas d’écarts, surtout pas en ce qui concerne l’heure du retour de l’école (…). Et puis de toute façon, c’est décidé comme ça, y a rien à dire et faut obéir voilà tout. »

Entre hier et demain, au Bas Breil

Extrait

« Le grand drame de leur vie survient en août 1946. Le père est aux battages (…). La mère est alors enceinte de six mois (…). Il fait une chaleur torride et elle s’est allongée pour la sieste (…), tant la température est suffocante. On entend soudain avec stupeur des pas sur les cailloux de la cour : qui donc se promène par une chaleur pareille ? C’est la mère de René, qui annonce comme ça qu’elle est venue pour emmener le petit garçon, alors tout juste âgé de six ans. (…). En une heure René était parti. Lui aussi a compris tout de suite que sa vie allait changer. La mère l’a regardé s’éloigner, en appui sur le chai de la porte dont le battant du haut était ouvert, avec son gros ventre et ses larmes qui ne se tariront pas. (…). Et elle en parlera, de son René. Elle aurait admis – mieux en tout cas – si la mère de celui qu’elle appelle tendrement « mon p’tit gars » était venue le reprendre pour le garder avec elle. Mais qu’elle l’enlève de la maison pour l’envoyer à l’orphelinat… »

Entre hier et demain, au Bas Breil

Extrait

« La mémoire, c’est une chose très particulière. Je pensais à ça l’autre jour quand je cherchais des photos. Ça remue beaucoup de choses. Il y en a une dont je ne me souvenais plus et que j’ai été contente de retrouver. J’ai jeté tout un tas de photos inutiles à garder, de gens que je ne suis plus que la seule à avoir connus. J’ai vu aussi une photo de la maison (…), je m’y suis très bien retrouvée. Mais quand je pense au Général De Gaulle sur les Champs Elysées, c’est autre chose. J’ai vu les images cinquante fois à la télévision. Je sais que j’y étais. Mais je ne l’ai pas vu, j’étais au milieu de la foule. Peut-être ai-je aperçu son képi, je n’en suis même pas sûre. Mais chaque fois qu’on parle de ça, j’ai l’impression d’avoir été juste devant lui. Ce n’est pas vrai. Je sais très bien que j’étais sur le côté.

C’est tout à la fois la question de la réalité et celle de la mémoire qui n’est en fait que sa propre vérité : elle est émotionnelle, partielle, reconstruite aussi, comme pour de Gaulle. Et puis il a aussi celle qu’on peut recouvrer quand on est dans un certain état intérieur de conscience modifiée, comme ce souvenir de me blottir sur la poitrine de ma grand-mère qui m’est revenu pendant un stage (…). J’étais sûrement très petite, trois ans sans doute, et ce n’était pas de la mémoire consciente parce que jamais, jamais avant je n’y avais repensé. »

Tu feras ça plus tard…

Extrait : Entre hier et demain, au Bas Breil

« C’est un homme strict, bourru, parti tôt, rentré tard, pas trop causant, pas démonstratif avec ses enfants. (…) Il est travailleur et courageux, rompu aux tâches difficiles et il ne se plaint pas. Derrière ses silences parfois ombrageux et ses coups de casquette, il est attentif (…). A l’extérieur de la maison, c’est un homme sociable et bavard, pourvu d’une facilité à discuter avec tout le monde. Connu comme le loup blanc, il est à l’aise avec n’importe qui, une éternelle cigarette plus ou moins bien roulée (et plutôt mal que bien) au coin de la moustache qu’il porte jaunie, brûlée et grillée par le tabac. Quand c’est l’heure de manger, il l’éteint, la place derrière son oreille puis la reprend en fin de repas. Son plaisir, c’est d’avoir sa goutte avec le café, midi et soir, son petit verre dans les fermes à droite et à gauche aussi. »

Entre hier et demain, au Bas Breil

Extrait : Entre hier et demain, au Bas Breil

« Les fils à linge sont l’objet de beaucoup d’attention : ce sont des indicateurs menstruels. Y sèchent les serviettes en tissu qu’utilisent les femmes pour se protéger et que tous identifient comme tels. Pour éviter les premiers commérages au sujet des nouvelles grossesses, certaines femmes récemment enceintes étendent ces linges qui n’ont pourtant pas servi afin de tromper le voisinage quelque temps encore. Il n’y a dans ces observations indiscrètes aucune retenue alors même que la pudeur prévaut et qu’on évoque peu ces choses-là (…) »

Entre hier et demain, au Bas Breil

Extrait : Tu feras ça plus tard

Monique est née en 1927. Je suis allée à deux reprises recueillir ses souvenirs pour en écrire un livre, que ses enfants ont souhaité lui offrir, à elle mais aussi à toute la famille.

« En 1940 les enfants reviennent vivre à Paris avec leurs parents et la vie de famille reprend. Mais c’est l’Occupation et le climat psychologique est pesant. Il engourdit la vie quotidienne qui se poursuit malgré la nouvelle donne. Il y a le couvre-feu, les trottoirs dont il faut descendre pour laisser passer les Allemands quand on les croise, on les voit dans les rues, dans le métro, avec leur uniforme. On se fait petit, invisible, on rase les murs. Il ne faut rien dire, baisser la tête et tenter de passer inaperçu autant que possible. »

Tu feras ça plus tard